Je m'en souviens. Le Keisuke que j'étais, solitaire, dans son coin, la plupart du temps. J'avais le nez fourré sur mon téléphone, regardant précipitamment dans toutes les directions, par moments, entre deux phrases de récits, de peur qu'un des étudiants ne découvre mes petites activités passées dessus. L'écran était encore impeccable (les touches, un peu moins), alors je pouvais encore travailler dessus, sans grand mal, jusqu'à ce que je le fasse tomber dans les escaliers par erreur, bien plus tard que ce jour là. M'enfin, mon téléphone permettait aussi d'appeler (et c'est parfois tout ce qui suffit). Je me suis toujours complus dans la solitude. La compagnie ne m'est pas nécessaire, mais n'est jamais de refus. M'enfin, je trouvais presque un peu tout le monde dans ma classe d'un ennui presque... mortel.

Presque tout le monde.

Ce jour là, il faisait froid. Sûrement le fichu temps déréglé, allez savoir, mais c'était peut être un peu tôt pour un froid comme ça. Peu importe, après tout. Nous portions tous des manteaux au dessus de nos pu****s d'uniformes. Je détestais ces trucs. Heureux les occidentaux, qui pouvaient se promener comme ils voulaient sans ressembler à des pigeons. Quelle plaie.

Je m'égare. Nous venions de finir la journée, une journée chi**** et ennuyante. Enfin, une journée, quoi. Le visage enfoui dans le col dans mon manteau noir, je progressais dans la rue froide et humide. J'entendais au loin des conversations d'étudiants, parfois des voitures, quand je sentis une main s'enfoncer sur mon épaule, avant de m'attirer dans une ruelle proche, sur le chemin, sans que je ne puisse rien y faire. Un oiseau frigorifié chantait non loin ce jour là, je m'en souviens bien. Aussi bien que j'ai pu avoir des problèmes avec toutes sortes de gens. J'avais un don inné pour me mêler de ce qui ne me regardait pas, ce qui m'a attiré la foudre de plusieurs personnes à ne pas énerver. Un peu comme celui qui venait de m'attraper.

Shôgo, qu'il s'appelait. Un étudiant d'une certaine constitution plus vieux que moi, passant plus de temps à s'occuper de son corps et de ses muscles qu'à s'occuper de sa présence en classe. Il séchait presque autant qu'une serviette pouvait le faire. Comparaison de merde, mais les faits y sont. Et je l'ai vu un jour, avec ce gamin...

Peu importe. Je n'allais pas passer un très bon quart d'heure, dans cette ruelle, et un coup de poing en pleine face de sa part vint, comme pour me confirmer ça.

Je ne savais pas ce que Shôgo avait contre ce type-là . Un grand gaillard, un peu moins bien bâti que Shôgo, mais toujours comme y faut, les cheveux noirs ... J'avais entendu parler lui . Il a beaucoup plus d'ennemis que d'amis, à vrai dire ...

Toujours est-il que je me suis adossé au mur, regardant d'un air indifférent l'acte qui se passait sous mes yeux . Shôgo sortait ses vannes habituelles, composées d'insultes basiques et très peu réfléchies, comme à chaque fois qu'il veut parler . Quant à l'autre ... Il avait plutôt une bonne répartie ... Si je devais calculer le nombre de fois qu'il m'a fait sourire après avoir rembarré Shôgo, je devrais y passer au moins la journée ...

Finalement, la rage monte jusqu'à leur cerveau, les pectoraux et l'adrénaline aussi . Le combat éclata . Shôgo avait un certain avantage avec sa tonne de muscle, mais il ne réfléchissait pas beaucoup . Son adversaire encaissait au début, avant de comprendre les paternes de l'ennemi . Il esquivait ensuite avec aisance, en plaçant quelques coups ici et là . Ce fut plus qu'humiliant pour Shôgo, mais les deux finirent plutôt mal en point . Quand ils furent essoufflés, je relevais d'abord Shôgo en lui disant d'aller ailleurs, histoire de se calmer les nerfs . Il me connaissait un peu, et même avec le peu de cervelle qu'il avait dans la boîte crânienne, il savait qu'il était plus sage de m'écouter . Il partit, me laissant seul avec son adversaire .

Je m'approchais doucement, le regarde en haussant un sourcil . Je ne pouvais m'empêcher d'esquisser un sourire en coin .

-Eh, ça va ? Tu t'es bien battu, mec ... M'enfin, on peut pas dire que tu sois réellement sorti victorieux non plus ... Dis, quand on est aussi mal aimé que toi, faut faire gaffe où on met les pieds . Comment tu t'appelles ?


Par politesse, je l'aidais à se relever ...

J'attrape la main de ce type avec un de mes rares sourire (ou était-ce une grimace de douleur ?) au lèvres. Il est clair qu'on puisse dire que Shôgo m'avait simplement... démoli. C'était le mot, j'suppose, et il parvient à me hisser sur pieds. Je manque de me casser la figure, réduit à un état minable. Mais il m'a rattrapé, de justesse, et après un temps, adossé au mur, je récupérais enfin.

- Keisuke... Keisuke Haruna, et toi, mon gars ?

Je l'observais d'un œil affaibli. Je m'en souviens, aussi clairement que cet oiseau chantait. Il chantait encore, il me semble, malgré le grabuge. Il devait y être habitué, avec ces saletés de voitures. Pauvre oiseau. Toujours est-il que ce gars là... je lui devais une fière chandelle. Parce que Shôgo n'avait aucune pitié, et il aurait continué à me tabasser, cloué au sol, incapable de répondre, jusqu'à ce que j'aie vraiment des blessures moches.

... Pourquoi ? ... Oui. Je crois que la première réaction était-celle ci. Et ce n'est que plus tard que j'ai compris que ce n'était pas qu'une chandelle que je lui devrai, mais tellement plus. Le premier type qui me regarderait en tant qu'ami, et que je regarderai en tant qu'ami se tenait devant moi, m'observant.
J'ai toujours été un type solitaire, et fier de l'être, dans mon coin. Mais ce gars là, bien que je l'ignorais encore, allait devenir un vrai pilier. Quelqu'un sur qui je pourrai m'appuyer en cas de coup dur, et il en irait de même pour lui.


- Eh... merci... pour tout ça. J'articule enfin, contre le mur, haletant.

Je le regarde, souriant, on aurait pu croire que j'allais m'éclater de rire d'une seconde à l'autre . Me remercier ? Je n'ai rien fait . M'enfin, je suppose que c'est dans son genre . En revanche, je ne pouvais pas supposer à ce moment précis que lui et moi allions devenir de bons amis ... Je me suis contenté de lui donner mon nom, avant de lui conseiller de rentrer chez lui, prendre des soins .

-J'm'appelle Chikamasa . Chikamasa Ogawa . Mais tu peux aussi m'appeler Chikako . Et ne me remercie pas, je n'ai absolument rien fait ... Sinon, tu devrais rentrer chez toi prendre des soins mec . J'préfère de te raccompagner, vu ton état, ça m'étonnerait que tu puisses y aller tout seul, surtout avec un froid pareil ...


C'est vrai qu'il faisait plutôt froid, cette après-midi-là . Et pourtant, je ne portais qu'une veste légère, sous-vêtue de mon habituel T-shirt vert foncé . Et quand on vient de prendre une raclée, on ne peut qu'avoir les jambes encore plus engourdies . Puis, ma curiosité vint me piquer .


-Tu sais ce qu'il te voulait, Shôgo ? Il avait l'air bien enragé ...

J'hausse les épaules à la suite de cette question. Shôgo avait l'habitude de frapper sur tout ce qu'il bouge, mais il s'en prenait plus souvent à plus faible que lui. Chose étrange, j'avais su l'égaler (enfin... presque). Alors pourquoi avait-il choisi ma figure pour sa bagarre du soir ?

... Il a du mal calculer son coup.


- Excellente question, mais si tu le connais, il ne se sent vivre que s'il fait souffrir les gens autour de lui...

On pouvait lire l'expression de la confirmation sur mon visage . Après tout, Shôgo n'est qu'un abruti qui est du genre à tirer avant de poser les questions ... J'haussais les sourcils et je souriais, repensant à la répartie de Keisuke avant qu'ils ne se mettent sur la gu**** .

-C'est vrai . Mais aussi, faut soit être c**, soit être sûr de son coup pour chercher la m**** auprès de lui ... M'enfin, tu peux marcher ou pas ?

Sa remarque me fit quand même réfléchir pendant quelques secondes où je gardais le silence et avait un air préoccupé . C'est vrai que je traînais avec Shôgo ... M'enfin, je m'en servais surtout comme une sorte de bouche-trou à bouches-trous, pour ainsi dire . Je me suis aussi rendu compte que je connaissais beaucoup de personnes au Lycée ... Mais Keisuke est à part, je trouve . Je voyais bien que ce n'était pas son cas, mais qu'il avait pourtant l'air sociable ...

Je serre les dents. J'étais le pire des imbéciles après tout. Je venais de me battre avec LE type avec lequel il ne fallait pas vraiment se battre. Et je l'avais cherché après tout. Je l'avais vu, l'autre jour. Il a consciencieusement démonté la figure d'Hiroshi. Le pauvre n'avait rien fait. Pas à ma connaissance, mais il a été expédié à l'hôpital, alors qu'il s'en est sorti sans problème.

Qui irait dénoncer Shôgo à la police après tout ? Il n'était pas seul, alors à moins de vouloir vraiment passer un sale quart d'heure (pourquoi pas même, le DERNIER quart d'heure, je ne doute pas une seconde de sa capacité à mettre fin aux jours d'une autre personnage pour un problème du genre. Mais à défaut de le dénoncer, je suis allé le voir, le lendemain. Hiroshi était alors encore à l’hôpital, le personnel voulait encore surveiller son cas, bien que bénin, un instant supplémentaire. Je suis allé voir Shôgo, et je lui ai demandé pourquoi...

"Pourquoi est-ce que tu te sens forcé d'agir comme le dernier trou du cul du monde, Shôgo ?"

Il m'a regardé. Un regard qui voulait simplement tout dire. "Trop de monde par ici, mais ton cas attendra", alors qu'il me répondait d'un simple

"Mêle toi de tes oignons, le Simplet".

... Je n'ai jamais vraiment réussi à regarder mes pieds plutôt que ceux des autres. Me mêler des affaires de mon entourage, même il ne me concernaient pas ou peu, était presque une seconde nature après tout. Hiroshi ne méritait que justice, et je crois que si la sonnerie n'avait pas eu l'intelligence de se déclarer juste après qu'il m'aie répondu, je l'aurais frappé. Avec toute la force, pas spectaculaire, mais existante, dont j'étais capable.

Mon heure est finalement venue après tout, puisqu'il est venu me régler mon compte un peu plus tard, mais je crois qu'il a perdu une ou deux plumes dans le tas. J'espère. Pour Hiroshi1.

Il pleut toujours moins fort sur une âme quand elle sait qu'elle n'est pas seule, pas vrai ?

Truc à part. Chikamasa m'observait en attente d'une réponse, et il était grand temps de la donner. Je me perds trop facilement dans mes pensées, et dans ce passé, qui n'était décidément pas des plus simples...

- Ouais, ouais. Sans problème. Mais... Hiroshi n'est pas venu en cours aujourd'hui, et c'est à cause de lui. Je voulais juste m'assurer que les comptes étaient réglés entre eux deux. Même si ça ne devait pas forcément être en mains propres, t'vois ?

Je ne pensais pas qu'il était du genre à rendre justice ... En fait, Keisuke est bon . Et je m'en rends compte tous les jours . Même s'il ne devrait pas fouiner dans les affaires des autres, simplement par politesse ou même par principe, il ne cherche qu'à faire ce qu'il pense être bien . Et étant donné l'état dans lequel Hiroshi s'est retrouvé, je peux comprendre son envie de le faire payer à Shôgo .
Un lycéen banal, plutôt sympa, gentil comme tout, qui n'a jamais rien cherché aux autres finit à l'hôpital à cause de la soif de sang d'un idiot bourré de muscles . 

Je crois qu'au fil du temps, j'ai réussi à percer le masque que Keisuke se doit de porter s'il ne veut pas passer pour quelqu'un de trop sensible . Pourtant, c'est le genre de personne qu'il est, et il n'y a pas à avoir honte de ça . J'ai aussi rapidement su que Keisu' réfléchit beaucoup . C'est drôle, ça me fait penser à moi ... Au final, je pense discerner les silhouettes de son "véritable visage" . Keisuke est, au fond, plutôt sympathique, toujours à vouloir le bien d'autrui quand ces derniers ont subis une punition qu'ils ne méritaient pas . Il réfléchit beaucoup, à tout et à rien, mais surtout à sa vie . On ne pourrait pas dire comme ça, mais au final, c'est vraiment une bonne personne, et de ce que j'en ai vu, une bonne personne qui se sent seule ...

Je le regardais, en prenant finalement un large sourire amical . Ce jour-là, je ne compris qu'une infime partie de l'être qu'il est . Un être qui est devenu plus mature au fil du temps, et qui s'est dévoilé un petit peu plus . Après sa dernière réponse, ni lui ni moi ne parlèrent durant au moins une bonne minute . On ne faisait que se fixer . Finalement, je repris la parole ainsi qu'un air un peu plus sérieux .

-... Ouais, je vois . M'enfin, t'aurais au moins pu te préparer pour ça . Sinon, 'scuse-moi si j'me répète, mais tu devrais rentrer prendre des soins . Si tu peux marcher, pas besoin que j'te raccompagne . Mais fais gaffe à toi sur le chemin .

Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais j'avais comme un sentiment d'inquiétude pour lui . En une si brève discussion, des liens ont commencés à se tisser . Ce soir-là vit la naissance d'une nouvelle amitié, qui perdurera jusqu'à ce qu'un incident des plus improbables se produira ...